À l’occasion du salon Eco Class Logistics dédié au transport et à la logistique durable, nos experts Yélé Consulting, Emmanuel Giorgi et Maxime Selier ont présenté les défis et opportunités de l’électrification des poids lourds. Pour approfondir ce sujet stratégique, ils ont eu l’honneur d’accueillir Maxime Forest, Directeur Général de France Logistique. Retour sur le contenu de cette conférence enrichissante.
Contexte et enjeux de la filière Transport & Logistique
Le secteur Transport & Logistique, en tant que fonction clé au service de l’industrie, joue un rôle essentiel dans la réindustrialisation de la France. Cependant, face aux exigences environnementales croissantes, il doit désormais relever des défis majeurs pour rester compétitif tout en réduisant son empreinte écologique. La mise en œuvre de stratégies de décarbonation, de sobriété énergétique et de densification des flux est aujourd’hui incontournable, poussé tant par les réglementations que par les attentes des parties prenantes.
La gestion du foncier est un autre enjeu crucial. Le secteur logistique requiert des espaces vastes et idéalement situés dans des zones stratégiques. Toutefois, avec l’entrée en vigueur de nouvelles régulations, telles que le cadre du Zéro Artificialisation Nette (ZAN), la pression foncière se fait plus forte, accentuant les tensions autour de l’acceptabilité sociale des infrastructures logistiques.
Le secteur des transports représente 30% des émissions de gaz à effet de serre en France, réparties approximativement comme suit :
- 50 % pour les voitures des particuliers,
- 25 % pour les véhicules utilitaires légers,
- 25 % pour les poids lourds.
Le transport routier de marchandise, qui représente 7% des émissions totales de carbone en France, devra prendre sa part dans la réduction de l’empreinte carbone nationale. L’émergence de nouvelles motorisations décarbonées pour les poids lourds représente une opportunité majeure pour réduire significativement ces émissions tout en contribuant à la modernisation durable du secteur Transport et Logistique.
Quelles sont les transformations en cours ?
L’Union européenne renforce ses objectifs de réduction des émissions de GES, poussant les constructeurs à développer des véhicules zéro émission à l’échappement
La dernière mise à jour réglementaire du 6 juin 2024 impose une réduction des émissions des véhicules neufs par rapport à 2019 de :
- 90% en 2040
- 15% en 2025
- 45% en 2030
En parallèle, l’extension du système de quotas carbone (EU ETS 2) inclut désormais le transport routier
Ce système de plafonnement et d’échange de quotas vise à réduire progressivement les émissions, en s’appuyant sur un “budget carbone” européen qui diminue pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.
Les constructeurs de poids lourds s’adaptent rapidement à ces exigences
Aujourd’hui, tous les catalogues incluent des camions électriques allant des utilitaires légers aux tracteurs de 44 tonnes (premiers modèles immatriculés en France fin 2023).
Des études prospectives fournissent des modélisations sur la recharge des poids lourds
L’étude d’Enedis, Vinci Autoroutes et TotalEnergies anticipe que 30% des poids lourds seront électriques d’ici 2035, nécessitant des infrastructures de recharge rapide sur autoroute pour les longs trajets.
Par ailleurs, Yélé Consulting a réalisé en 2023 pour RTE une étude prospective permettant de cartographier les emplacements des futurs hubs logistiques, et d’identifier les besoins à venir en termes de recharge « à destination » (c’est-à-dire, la recharge du camion au dépôt).
Enfin, des études techniques récentes, comme celle de l’Institut Mobilités en Transition, formulent des recommandations précises pour encadrer ce changement au niveau des réglementations européennes.
Yélé vous éclaire les défis posés par la transformation du secteur des poids lourds
Les défis posés par la transformation du secteur du transport lourd soulèvent de nombreuses questions économiques et techniques, notamment sur les avantages de l’électrique et les choix technologiques à privilégier.
Le poids lourd 100% électrique à batterie semble remporter la bataille technologique
Après plusieurs années d’incertitudes, le camion électrique semble avoir pris l’ascendant sur les autres technologies (gaz, hydrogène, ERS). Les scénarios prospectifs publiés par le SGPE, ainsi que le récent appel à projet lancé par l’ADEME, confirment que les énergéticiens et constructeurs investissent massivement dans cette technologie. La pression réglementaire, avec des objectifs de réduction des émissions de plus en plus stricts, oblige les constructeurs à se tourner vers des solutions électriques. De grands acteurs industriels ont déjà fait ce choix, bien que certaines entreprises continuent d’explorer des alternatives comme l’hydrogène.
Économiquement, le camion électrique devient de plus en plus intéressant
L’un des principaux critères de choix pour un transporteur est le critère économique, dont l’indicateur est le TCO (Total Cost of Ownership), qui inclut l’ensemble des coûts liés à l’achat, l’utilisation et la maintenance du véhicule tout au long de sa durée de vie. Si le coût à l’achat d’un camion électrique est aujourd’hui 3 à 4 fois supérieurs à celui d’un camion thermique, les économies réalisées sur le “plein” d’électricité et la maintenance commencent à rendre l’électrique de plus en plus compétitif.
Évolution du TCO et perspectives de parité
Bien que les camions électriques continuent d’être plus cher sur leur durée de vie, la parité du TCO se rapproche progressivement, selon plusieurs études. Ainsi, Enedis prévoit qu’un camion électrique long-courrier, utilisé sur 7 ans, pourrait devenir moins coûteux qu’un diesel d’ici 2030. Toutefois, cette estimation reste sujette à débat, comme le souligne la faible part de marché actuelle des camions électrique (environ 1%), et certains acteurs du secteur se montrent plus prudents sur la question.
Maintenance : un atout pour l’électrique
Sur le plan de la maintenance, un camion électrique coûterait approximativement 30% moins cher qu’un modèle diesel, d’après plusieurs études. L’absence de filtre anti-pollution, de vidange moteur ou d’AdBlue réduit les besoins d’entretien. Cependant, les retours du terrain restent contrastés : plusieurs transporteurs estiment que les coûts de maintenance restent équivalents à ceux des camions diesel. Il semble prudent d’attendre quelques années pour avoir des retours d’expériences plus complets.
Nos échanges avec l’audience lors de la conférence du salon Eco Class Logistics
Plusieurs participants ont partagé des retours d’expériences :
- Coût d’investissement élevé : l’incertitude technologique et les coûts élevés des véhicules et des infrastructures de recharge freinent certains transporteurs.
- Risque pour les transporteurs : le risque financier et l’adoption de l’électrique est souvent supporté par les transporteurs et les chargeurs. Certains participants soulignent l’importance que les constructeurs s’engagent davantage sur la valeur résiduelle des camions et les garanties sur les batteries pour sécuriser ces investissements.
- Expériences positives : Un exemple de mise en place d’un tracteur électrique fonctionnant avec une charge lente (22 kW) et offrant 270 km d’autonomie, a été rapporté comme efficace et adapté aux usages courants.
- Utilisation intensive : les camions électriques, utilisés plus de 20h par jour dans certains cas, soulèvent la question de la durabilité et du TCO dans le cadre d’une utilisation aussi intensive. Certains utilisateurs constatent qu’ils ne s’y retrouvent pas toujours économiquement.
D’autres atouts existent et peuvent constituer des avantages concurrentiels
Au-delà des considérations économiques, plusieurs avantages concurrentiels des camions électriques méritent d’être soulignés.
Pollution sonore
Les camions électriques génèrent moins de bruit que leurs homologues thermiques, offrant un environnement de travail plus agréable pour les conducteurs. Les échanges d’un participant avec ces conducteurs témoignent de cette appréciation : “Pour rien au monde, je ne retournerais sur un camion diesel ou gaz. Je me prends même à ne plus écouter la radio tellement j’apprécie le silence dans l’habitacle”.
Qualité de l’air
Bien que l’électrique réduise les émissions à l’échappement, il est important de noter qu’une partie de la pollution provient des pneus et des plaquettes de frein. Il convient donc de modérer les attentes en matière d’amélioration de la qualité de l’air.
Confort pour les chauffeurs
La réduction du bruit, l’absence de vibrations, et les technologies embarquées améliorent l’expérience de conduite, ce qui peut réduire la fatigue et augmenter la satisfaction au travail.
Sécurité routière
Le gain en confort pour les chauffeurs apporte une amélioration sur le plan de la fatigue. Par ailleurs, les camions électriques étant silencieux, cela permet une meilleure détection des bruits ambiants pour les chauffeurs et améliorer leur vigilance et leur perception des dangers potentiels. Dans l’ensemble, ces améliorations représentent des gains en termes de sécurité routière.
Nos échanges avec l’audience lors de la conférence du salon Eco Class Logistics
Les retours d’expérience des conducteurs soulignent l’attractivité croissante des camions électriques dans le secteur, en raison, principalement, de leur confort et de l’image véhiculée.
L’État semble déterminé à soutenir la filière
Malgré les économies annoncées dans les dépenses publiques début 2024, l’état a maintenu son soutien à la filière des poids lourds électriques. L’ADEME a lancé à l’été 2024 l’AAP E-TRANS, financé par des CEE, doté de 130 M€ dont 19 M€ spécifiquement pour les TPE / PME, qui ont été attribués pour financer 248 véhicules lourds (85 porteurs, 163 tracteurs routiers).
De plus, le dispositif de suramortissement pour les poids lourds peu polluants témoigne d’un engagement fiscal durable de l’État.
L’Europe ne devrait pas reculer, la trajectoire semble tracée
L’Europe, dépourvue de réserves pétrolières significatives, cherche à réduire sa dépendance aux énergies fossiles. Cette stratégie est inscrite dans une logique de souveraineté énergétique et de transition écologique. Le Green Deal, pilier de cette transformation, bénéficie du soutien d’un Parlement Européen qui reste proche de la ligne directrice de son prédécesseur, ce qui laisse peu de doute sur la continuité des efforts en faveur de la décarbonation. Cependant, il est essentiel de veiller à ce que les politiques industrielles et énergétiques soient bien alignées pour maximiser l’efficacité de cette transition.
Le système électrique tiendra
Les projections de RTE estiment que la consommation électrique annuelle en France atteindra 615 TWh d’ici 2035. Plus précisément, le dernier rapport de RTE, attendu détaille :
- 35 TWh pour la mobilité légère
- 25 TWh sur le secteur aérien et maritime (principalement pour production du carburant de synthèse)
- 10 TWh pour la mobilité lourde
Ces estimations montrent que le système électrique français devrait être en mesure de répondre aux besoins énergétiques liés à la transition vers une mobilité électrique, y compris pour les poids lourds.
La filière s’organise pour accompagner le changement
Les associations professionnelles, telles que France Logistique et l’Avere-France, se mobilisent activement pour que l’Etat maintienne son soutien à la transition énergétique. Parallèlement, des initiatives émergent pour adapter les compétences face à l’électrification croissante : de nouvelles formations et certifications sont créées afin de préparer les mécaniciens aux spécificités des véhicules électriques.
Les acteurs de la recharge et des réseaux, quant à eux, s’engagent à accompagner les transporteurs en répondant à leurs préoccupations : installation de bornes, raccordement aux réseaux électriques, garantie d’approvisionnement à grande échelle, gestion de la volatilité des prix, et prise en compte de nouveaux risques liés à cette transition.
Prospective : que peut-on imaginer pour la filière ?
La transition vers l’électrique ne se limite pas à un simple changement de carburant, mais pourrait entraîner une transformation complète des modèles économiques du transport et de la logistique . En effet, le camion électrique de demain pourrait être très différent de celui que nous connaissons aujourd’hui, avec des innovations possibles telles que l’autonomisation des véhicules ou l’intégration du Vehicle-to-Grid (V2G).
Parmi les scénarios envisageables, on peut imaginer :
- La mutualisation des MegaWatt Charging Systems (MCS), permettant à plusieurs entreprises de partager des infrastructures de recharge rapide
- L’émergence de nouveaux acteurs comme les “batteries swappers”, déjà présents en Chine,
- Des services de maintenance incluant des packages bornes + pneus
- De potentielles innovations techniques mais aussi de modèles d’affaire ou de nouvelles collaborations entre transporteurs, clients, énergéticiens, concessionnaires et acteurs publics.
Par exemple, le projet porté par CEVA Logistics, Engie et Sanef réinvente le transport routier en expérimentant un modèle de relais où les remorques changent de tracteurs tous les 200 km.
Nos échanges avec l’audience lors de la conférence du salon Eco Class Logistics
Les discussions ont également mis en lumière l’importance des infrastructures de recharge. Vinci, Engie Vianeo et d’autres gestionnaires d’infrastructures autoroutières sont déjà engagés dans l’installation de superchargeurs pour poids lourds, conformément aux directives européennes qui exigent des bornes tous les 50 km.
Auteurs et contacts référents sur le sujet : Maxime Selier & Léa Chevry